2021/10/08 - La fin de vie, enjeu de santé publique : dimensions éthiques d’une question politique
[Publication] Dans Santé publique. Volume 33, n° 2
La fin de la vie et la mort nous concernent et nous concerneront toutes et tous. Or, ces deux thèmes constituent rarement un objet de recherche, et il n’existe d’ailleurs pas d’appel à projets de recherche spécifique sur ce thème.2Ce sont des zones d’ombre aussi bien pour notre société que pour notre système de santé et pour la recherche… Probablement parce que la mort est un tabou, la fin de vie l’est elle aussi devenue.3La fin de la vie (non réduite à la toute fin de vie, mais comprise comme la dernière partie de la vie) et la mort se sont considérablement médicalisées dans notre société contemporaine. De fait, le corolaire des progrès médicaux et d’une médecine qui guérit est, parfois, la chronicisation des maladies graves, le vieillissement possiblement associé à des polypathologies synchrones, à une perte d’indépendance fonctionnelle et parfois une perte d’autonomie décisionnelle, la possibilité de maintenir longtemps en vie des personnes grâce à des suppléances vitales… Tels sont les nouveaux visages de la fin de la vie qui, du fait de la médecine, peut durer plus longtemps.4En se médicalisant, la fin de vie et la mort se sont déplacées du champ socio-familial au champ sanitaire, du domicile à l’hôpital. La médicalisation a bien entendu des effets positifs lorsqu’il s’agit de réduire les symptômes d’inconfort, très souvent présents lors de cette dernière phase de l’existence ; mais elle a tendance, en « sanitarisant » ce temps, à réduire, voire à occulter d’autres aspects et d’autres temps qui sont pourtant importants : penser et parler de la fin de vie, se préparer avec ses proches, anticiper ce qui peut advenir, réfléchir aux possibilités restantes de traitements, en discuter la pertinence en termes d’anticipation (cette démarche pouvant conduire à l’élaboration de directives anticipées).5En France aujourd’hui, on meurt en effet majoritairement à l’hôpital. Si l’on exclut les morts soudaines, on meurt rarement chez soi, entouré des siens, dans une sage acceptation de l’inéluctable fin de soi, comme en témoignait par exemple Jean de Lafontaine dans sa fable intitulée « Le laboureur et ses enfants » (Livre V, 9).6Qui plus est, à la faveur « d’affaires » judiciarisées et médiatisées, les questionnements relatifs à la fin de vie et à la mort ont tendance à se concentrer et à se réduire à la question d’un éventuel « droit à mourir », réduisant les questions relatives à la fin de vie à la toute fin de celle-ci et aux questions relatives à la dépénalisation du suicide assisté ou de l’euthanasie, mais n’investissant pas ce temps ultime de l’existence pour poser la question du sens qu’il peut avoir, de la place qu’il faut penser pour cette « nouvelle partie » de la vie à laquelle la médecine peut contribuer…7C’est dans ce contexte de transformation de notre société et de la médecine, de changement de paradigme concernant la fin de la vie, que les soins palliatifs sont apparus dans les années 80. Ils sont nés en opposition à une forme d’ignorance de la médecine concernant ce temps de la fin de la vie ; ils sont nés également de la revendication pour lutter contre la douleur qui marquait en particulier la fin de vie des personnes atteintes de cancer. Depuis, ils se développent à la faveur de plans de santé publique. Les soins palliatifs étaient au départ des soins, des traitements et un accompagnement de la souffrance des personnes dès lors que leur maladie n’est plus curable. Petit à petit, les soins palliatifs interviennent plus précocement dans la prise en soin de la personne ; on considère que, dès lors qu’une maladie est grave et potentiellement létale, le traitement des symptômes d’inconfort et l’accompagnement de la souffrance de la personne s’imposent, conjointement aux traitements curatifs. On parle aujourd’hui de soins palliatifs précoces et intégrés. La dimension éthique ainsi que le droit des personnes malades imposent de plus en plus que l’on interroge la fonction même de la médecine, en ce sens que cela n’est pas parce que l’on sait proposer et réaliser un traitement qu’il faut le faire, dès lors que la personne interroge la pertinence du traitement possible, la qualité et le sens de son existence restante.8Ainsi, ces soins palliatifs se sont peu à peu imposés dans le champ de la médecine ; en 2019, il existait en France près de 164 Unités Hospitalières de Soins Palliatifs et 5 618 « lits identifiés de soins palliatifs » dans les services aigus et dans les services de soins de suite et de réadaptation (SSR) ; un maillage territorial s’est développé avec 428 Équipes Mobiles de Soins Palliatifs, une vingtaine d’équipes ressources régionales en soins palliatifs pédiatriques qui interviennent en soutien et en appui des équipes de soin en contact avec les situations de fin de vie. Récemment, une sous-section universitaire de Médecine Palliative a été créée, rattachée à la section de Santé Publique au niveau du Conseil National des Universités (CNU), ceci pour développer les aspects spécifiques de la formation et de la recherche dans ce champ. Mais les soins palliatifs sont devenus une discipline universitaire sans pour autant être une spécialité médicale, la formation relative aux soins palliatifs et à l’accompagnement des personnes en fin de vie ayant pour but d’être intégrée dans la pratique de tous les professionnels de santé.9Mais la fin de vie n’est pas une question exclusivement médicale, c’est aussi et peut-être surtout une question sociale, culturelle et politique. Il est, en effet, des formes de fin de vie moins explicites, moins évidentes que celles qui sont liées à la maladie grave et à la vieillesse. Par exemple, les situations de grande pauvreté, de précarité engendrent une diminution considérable de l’espérance de vie, s’accompagnent d’un accès aux soins et à la santé beaucoup plus limité ; la fin de la vie des personnes précaires est une occasion de souffrances accumulées qui ne sont pas réellement prises en compte comme l’avait révélé le rapport de l’observatoire national de la fin de vie en 2015. La fin de vie est aussi une incitation à réfléchir à la finitude. Quel rapport pouvons-nous individuellement tisser avec cette destinée qui nous est à la fois commune et singulière ? Comment notre société et notre système de santé accompagnent-ils ce qu’ils contribuent à générer ? L’avis 128 du Comité Consultatif National d’Éthique pointait, à cet égard, l’absence de soubassement éthique de nos politiques d’accompagnement du vieillissement et de la fin de la vie, conduisant, selon ce rapport, à l’augmentation considérable du sentiment d’indignité ou d’inutilité, ressenti par certaines personnes âgées en situation de vulnérabilité. En témoignent le taux de dépression et le taux de suicide extrêmement importants chez les personnes âgées dans notre pays. Enfin, en miroir de la fin de vie et de la mort, le deuil, en ce qu’il est un processus d’adaptation à la perte d’un proche, est un phénomène complexe qui doit faire l’objet de travaux de recherche très interdisciplinaires. Les deuils compliqués, voire pathologiques, sont très probablement un problème de santé publique important, mais relativement ignoré. De même, le sens des rites funéraires est un objet de recherche à la croisée des sciences de l’anthropologie et de la psychologie.10Pour tous ces changements paradigmatiques liés à la fin de la vie, et compte tenu de la pauvreté de la recherche sur les questions relatives à ces situations et circonstances, le gouvernement – dans le cadre du plan de développement des Soins Palliatifs – a souhaité faciliter la création d’une plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie. Il nous incite à développer une approche très pluri- et interdisciplinaire des questions de recherche sur la fin de vie, à développer des recherches mixtes quantitatives et qualitatives, à faire du lien entre les acteurs de terrain et les acteurs de la recherche. À ce jour, 340 chercheurs font partie de l’annuaire national de la Plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie, provenant pour moitié des sciences médicales, de la vie et de la terre et pour moitié des sciences humaines et sociales. Tout ceci est, de notre point de vue, constitutif d’une volonté de sortir cette question majeure de l’ombre dans laquelle notre société a tendance à la placer.11Notre capacité à aborder les questions relatives à la fin de la vie et à la mort témoignera d’un certain sens politique, puisqu’il s’agira d’accompagner les personnes lors de ce temps, pour que cette période de leur vie puisse trouver ou retrouver un sens. Cela nécessite donc non seulement de développer la recherche, mais aussi de penser sa transférabilité, afin que les connaissances produites irriguent la formation dans toutes les disciplines, aussi bien médicales qu’en Sciences Humaines et Sociales, sur ce thème très large.12Toutes ces raisons font qu’il nous est apparu opportun de créer ce dossier thématique, afin de témoigner des enjeux de santé publique que recouvre le vaste champ de la fin de vie.13Ainsi, seront présentés, dans ce numéro, les résultats de recherches sur l’offre de soins palliatifs : à travers l’exemple des disparités territoriales des lits identifiés de soins palliatifs en France d’une part, et d’autre part à travers l’expérience de l’organisation des soins dans le département de Mayotte. Les questions éthiques et politiques que pose la fin de vie, en tant qu’enjeu de santé publique, seront analysées du point de vue d’une philosophe. Enfin, seront présentées deux réflexions interdisciplinaires sur la recherche sur la fin de vie et en soins palliatifs.
Régis Aubry