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Les projets d'orientation d'adolescents handicapés : l'opportunité d'une nouvelle appropriation du temps

When handicapped teenagers make projects: An opportunity for self-appropriation
Catherine Bon

Abstracts

Are there specificities for the orientation projects of handicapped teenagers? This article looks into the question of the elaboration of time, often problematic at the intersection of adolescence and disability. The fracture provoked by the handicap indeed organizes an original temporality, where the future appears inhibited. Orientation projects offer the opportunity, through narrative, to inspire original work. By leaning on the institutional constraints, the guidance counsellor holds a privileged position through their support of writing narratives, and engaging in co-created future project.

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Full text

1Les personnes atteintes d'un handicap doivent au cours de leur histoire traiter psychiquement de cette dimension d'altérité qui pour une part les constitue. Outre les tâches communes à tout être humain, ce travail du devenir sujet porteur d'un handicap, revêt un certain nombre de spécificités. À partir de notre expérience de psychologue de l'orientation auprès d'adolescents handicapés et de leurs familles nous souhaitons reprendre ici un des points d'élaboration théorico-clinique spécifiant ce travail d'appropriation subjective. Il se constitue, à l'occasion de projets d'orientation, de la confrontation entre l'expérience de la temporalité propre au handicap et celle d'un temps communément partagé. Ces projets, lieu par excellence d'ajustement entre temps commun et expérience singulière, dévoilent des configurations originales du rapport au temps. Ils interrogent aussi ce qu'il en est du travail de métabolisation ou de l'appropriation au long cours du handicap, cette différence radicale spécifiant le sujet. Cette tâche psychique pour une bonne part inconsciente aboutit à des représentations évoluant tout au long de la vie, alimentant ainsi un processus d'assimilation.

2En premier lieu pour approcher cette question d'une temporalité dévoilée mais aussi et surtout travaillée à partir de l'aménagement de projets scolaires ou professionnels nous définirons la position clinique donnant corps à nos élaborations théoriques. Nous déclinerons ensuite les spécificités de la construction temporelle à l'aune du handicap. Mais c'est à partir de la période adolescente et de son potentiel créateur, que nous aborderons plus spécifiquement les processus soutenant la construction du sentiment de continuité de l'adolescent handicapé, alors que l'élaboration de son projet identificatoire entre permanence et changement a été, du fait du handicap, plus particulièrement menacé.

3Ainsi parmi les dimensions constituant le sentiment de l'existence il en est une qui concerne la question du temps et de son appréhension, alors que la survenue du handicap a plus singulièrement apposé son sceau sur la construction de la temporalité. La ligne du temps a été brisée par l'irruption toujours traumatique du handicap. À partir de cette catastrophe inenvisageable plus rien jamais ne sera comme avant, compromettant la pensée de l'avenir et obérant le travail d'anticipation. Pour autant, sous formes d'échéances, dès qu'il est question d'aménager des projets scolaires et professionnels et d'articuler passé, présent et avenir, le groupe va rappeler à l'ordre d'une construction temporelle commune. Lorsque le handicap interroge les limites et bouleverse les catégories, cette marche du temps, fondement reconnu et partagé, devient ainsi un signe tangible et primordial de l'appartenance à la communauté des hommes.

4Les contraintes institutionnelles porteuses de limites temporelles, qui édictent à l'attention de l'adolescent handicapé et de sa famille des injonctions aux projets, peuvent ainsi être le support d'un travail psychique de reprises élaboratives. À la faveur du renouveau pubertaire, le handicap, cette blessure fondamentale portée par l'enfant puis l'adolescent, plaie du corps et de l'esprit, à l'origine elle-même d'une blessure narcissique infligée aux parents, est interprété de manière inédite par l'adolescent, lui apposant l'empreinte d'une nouvelle temporalité.

5Dans ce cadre, œuvrant au présent, le psychologue conseiller d'orientation en un travail de co-création de l'avenir occuperait une position privilégiée. En soutenant dans le hic et nunc de la relation l'écriture d'une histoire traumatique passée, il permettrait la relance d'un travail du temps à travers l'élaboration d'une pensée de l'avenir jusque-là entravée.

Une position clinique spécifique

6Ainsi avant de nous attacher à la construction temporelle et ses aléas pour l'adolescent handicapé précisons le cadre institutionnel et la position de clinicienne qui nourrissent notre réflexion. C'est en tant que psychologue, conseillère d'orientation, exerçant au sein de l'éducation nationale dans un Centre d'Information et d'Orientation (CIO) spécialisé pour personnes handicapées, puis dans un dispositif handicap et orientation que nous recevons depuis nombre d'années des enfants et adolescents, ainsi que de jeunes adultes porteurs d'un handicap ; nos élaborations s'étayent par ailleurs sur une pratique antérieure de consultations avec des adolescents valides. Dans ce service est accueillie toute personne souhaitant une aide quant à l'aménagement de projets scolaires ou professionnels. Ce soutien est offert aux personnes porteuses d'un handicap physique, tant moteur que sensoriel, touchées par des maladies invalidantes, voire évolutives, et concerne depuis peu le handicap mental. La multiplicité des situations et la diversité inhérente à ces rencontres expliquent que nos développements théoriques se situeront hors de spécificités propres à chaque pathologie objectivée définissant des profils par type de handicap.

7Les intitulés CIO spécialisés pour personnes handicapées, ou Réseau Handicap et Orientation marquent d'emblée la prise en compte de la dimension du handicap comme donnée spécifique susceptible d'être travaillée. La reconnaissance de cette différence valide/handicapé traduit et suscite la demande complexe qui nous est adressée, par des personnes qui se veulent à la fois reconnues dans ce qui leur est propre et tout autant semblables aux autres.

8Dans ce cadre, notre pratique de clinicienne, sans être thérapeutique, œuvre à un véritable travail de réaménagement, reposant sur de nombreuses rencontres avec l'adolescent et sa famille. En cette occurrence spécifique de l'adolescence, pour reprendre l'élaboration théorique de Philippe Jeammet, les objets externes, par exemple le psychologue, constituent un « espace psychique élargi » (1980) pouvant soutenir un travail de relance de questions laissées en suspens ; celle en particulier d'une temporalité marquée par la rencontre traumatique avec le handicap. Les entretiens offrent en effet un support à l'élaboration et à la symbolisation, où la médiation de l'activité psychique du psychologue est porteuse d'une valence transformatrice pour le consultant. Sous les auspices du renouveau pubertaire et s'appuyant sur l'activité psychique d'un objet externe comme le conseiller proposant ses propres élaborations en partage, l'adolescent enrichit ses représentations, en particulier par rapport à l'idée d'un possible futur, sans pour autant qu'il lui soit nécessaire d'en reconnaître la provenance. Mais dans ce cadre de l'élaboration de projets, il s'agit sous le coup d'une matérialité envahissante du handicap de ne pas adhérer, dans des visées uniquement adaptatives, à un trop grand réalisme externe, en oubliant la complexité et la richesse d'une réalité interne dont la prise en compte est indispensable au devenir sujet. Notre place de psychologue travaillant sur des projets de vie à court et long terme avec des adolescents handicapés nous fait adopter une position qui reconnaît une certaine mouvance entre dedans et dehors, une certaine indécidabilité entre ce qui appartient à la réalité factuelle et ce qui relève de la réalité psychique. Ainsi à partir de cette fonction qui est la nôtre d'aide à l'orientation nous est-il possible d'offrir un espace intermédiaire qui figure et fait vivre la scansion temps/espace. Le conseiller d'orientation psychologue œuvrant au présent occuperait alors une fonction de passeur de temps qui soutient l'écriture d'une histoire, tâche adolescente essentielle, ce que nous développerons plus loin.

9Ce positionnement, en référence à la théorie psychanalytique défend on l'aura compris une conception du conseil en orientation qui va à l'encontre d'une position visant à une pratique objectivante et rationnelle, qui mettrait à distance l'objet handicap pour susciter des prescriptions. Nous sommes interpellées de manière récurrente sur la liste du possible et de l'impossible, qui viendrait juguler l'angoisse mais tout autant réduire l'adolescent à son handicap. Nous démarquant de cette posture, nous souhaitons habiter une pratique où l'écoute propose à l'adolescent handicapé de précieux moments, visant à permettre l'émergence du discours qu'il tient à son propos. Offrant l'opportunité d'un regard inédit, ce dispositif soutient la construction de sa propre version de l'histoire, en une auto-historisation.

10La durée des entretiens, leur nombre, leur fréquence, ainsi que leur répartition dans le temps à long terme sont de ce fait extrêmement variables. Temps de travail et moments de silence alternent ainsi dans un suivi possible sur plusieurs années. Le cadre que nous leur offrons doit donc à la fois s'adapter à leur tempo personnel en ayant « valeur d'étayage pour les processus appropriatifs et subjectivants » (Roussillon, 1991), et par ailleurs s'inscrire dans un temps normé et orienté, à valeur d'étayage externe pour l'organisation de la temporalité.

11Le travail soutenu par le psychologue fait ainsi appel à une double temporalité, perspective à la fois diachronique et synchronique, où la relation s'appuie sur une réalité factuelle externe et s'ancre tout autant en une réalité psychique se révélant sous l'effet de l'après-coup pubertaire. Cet après-coup, qui « établit une relation complexe et réciproque entre un événement significatif et sa resignification ultérieure » (Laplanche, 2002), caractéristique du processus de subjectivation à l'adolescence, permet en effet le travail du temps et de la mémoire à l'aune du sexuel, où le présent traduit et remanie un passé toujours en quête de nouvelles interprétations. La survenue de la maturation organique impose la reprise d'expériences antérieures qui acquièrent ainsi de nouvelles significations, en particulier remaniements et réinterprétations quant au handicap, son sens, ses explications causales, sa singularité.

Des lignes du temps au développement singulier

12Dans ce qui fait le lot commun des hommes chacun a donc pour tâche, dans son histoire, de construire un temps articulant temps intérieur et temps du monde. Cette trame est ainsi faite du temps de l'enfance, de celui de l'après-coup et de ses réinterprétations, du temps des empreintes et de la mémoire, de celui du désir et de l'inconscient intemporel ; temps possible de fixations de régression, ou bien encore de répétition. Le sujet a en charge de dégager et de construire le sens de son histoire. Ces figures uniques, créations originales propres à chacun, prennent aussi formes communes, retrouvant des lignes de développement, qui articulent la croissance du « Moi » et son rapport à la réalité, ainsi que le déploiement du biologique à partir du corps. Mais du fait du handicap, ces lignes directrices se dessinent de manière singulière.

13Que disent les parents au moment de la survenue du handicap ? Pour eux le temps s'est arrêté, la trame de leur histoire s'est rompue, ils se sont brutalement sentis rejetés aux frontières du dicible et du pensable. Leurs bases ont été ébranlées par le handicap qui bouleverse brutalement leur essence même et leur identité. Cet enfant s'écartant de la norme, engendre des réactions d'angoisse, éloigne des rivages rassurants des différences familières et porte atteinte à l'image de ce qui a été admis comme spécifiquement humain ; il met particulièrement à mal l'immortalité et la transmission. Mais bien plus, la survenue du handicap s'accompagne d'oracles qui figent l'incertitude, la nébuleuse des possibles disparaît avec l'espoir, cet écart nécessaire entre le présent et l'avenir. L'inconnu se voit barré par des pronostics le plus souvent médicaux entendus comme définitifs. Le temps se fige faute d'imprévisible. L'aléatoire propre de l'humain est mis à mal et le déploiement du travail de devenir sujet s'en trouve altéré. Ainsi les questions quant à l'avenir semblent frappées d'interdit. Porteurs d'une dynamique, les rêves, les désirs ou encore la recherche de sens exprimés par l'enfant quant à son handicap suscitent des résistances. Les parents envahis par l'angoisse ne peuvent offrir les paroles permettant de donner significations et consistance aux ressentis. L'enfant merveilleux, attendu, ne naîtra jamais, en suspens dans un hors temps.

14Face à cette fracture une temporalité s'est organisée en des figures inédites, dévoilant les défenses aménagées par les constellations familiales à l'encontre du traumatisme. Le handicap qui renvoie à des peurs archaïques et des fantasmes inconscients créerait alors des nœuds ou plutôt des noyaux d'intemporalité. Une part de cet enfant handicapé à jamais à réparer se figerait ainsi dans un intemporel, alors que le temps du monde et de l'espèce oblige à la séparation et à la reconnaissance de l'autre comme sujet autonome. Cette contradiction générerait une des trames conflictuelles du psychisme, tant des parents que des enfants handicapés en une dialectique porteuse d'un éventuel processus de développement de l'être. Car ces noyaux d'intemporalité différeront quant à leurs destins ; en effet le bouleversement pubertaire, par une dynamique propice à la métabolisation du traumatisme, offrira l'opportunité d'une reprise du processus d'évolution et de la marche du temps.

15À ce titre s'attacher au travail de séparation et à ses achoppements permet, à travers cet emblème du passage du temps, d'approcher les éventuels désordres de la construction temporelle d'adolescents handicapés.

16Qu'en est-il pour Vanessa, une jeune fille de 14 ans, scolarisée en établissement spécialisé depuis de nombreuses années, qui sollicite un entretien avec nous, souhaitant évoquer des projets de futur, qu'elle a alors bien du mal à concevoir ? Handicapée à la suite d'un traumatisme à la naissance, elle marche difficilement et ne peut pas du tout se servir de ses mains, ce qui l'oblige par exemple pour y suppléer, à écrire avec la bouche.

17Nous sommes très vite investis comme lieu d'adresse de ses désirs, dont un particulièrement cristallise tout ce à quoi elle se confronte. Elle évoque son rêve de devenir coiffeuse, où à partir de cet improbable projet elle peut se laisser aller à des associations sur ses cheveux. Ils sont coupés très courts à l'instigation de sa mère, alors qu'elle aspire au contraire à les porter très longs en une identification à ce qu'elle considère comme le symbole du féminin. Mais ce mouvement la portant à souhaiter un accès à la sexualité adulte est d'autant plus conflictualisé qu'il se heurte à une sentence maternelle. La mère de Vanessa n'acceptera qu'elle se laisse pousser les cheveux, qu'à condition qu'elle puisse elle-même, seule, s'en occuper. Ce qui est tout à fait impossible actuellement, et le sera sans doute à jamais. Ainsi dans l'esprit de la jeune fille, et à partir de ce refus, l'autorisation de grandir et de se transformer en une adulte sexuée est barrée par l'objet maternel. Cette alternative entre une autorisation et un interdit fait mine dans ce cas d'être conditionnée par l'acquisition d'une autonomie, qui dans la réalité ne pourra être effective. On assiste là, porté par Vanessa et sa mère, à un glissement entre les catégories de l'impossible et celle de l'interdit. La jeune fille, sans réelle autonomie, aura toujours besoin de quelqu'un pour prendre soin d'elle dans la réalité, mais actuellement, traitant inconsciemment de manière identique la séparation psychique et l'autonomie dans la réalité, sa mère lui interdit de s'éloigner psychiquement tentant ainsi de figer le temps. Elle édicte l'équivalent d'un interdit en confrontant sa fille à cet impossible, un refus quant à son aspiration à grandir et à se séparer, dévoilant son incapacité à la reconnaître comme une adulte sexuée en devenir. Vanessa, à partir de ce refus maternel, se confronte à un objet interne tyrannique, lui refusant toute transformation sous peine de lui retirer son amour. Dans le déroulement du travail la jeune fille va s'attacher à l'envi à sa différence, tentant de reconnaître en elle-même la dimension de son altérité, préalable nécessaire à tout travail de séparation. La question primordiale pour Vanessa est celle du sens de son handicap, mais face au pourquoi et à son questionnement lancinant, sa mère a opposé et oppose encore un refus de répondre. Ainsi elle se retrouve dans la position de quelqu'un dont on parle, mais qui ne peut, comme sujet, être destinataire de l'essentiel. Vanessa au fil des entretiens se confronte à cette non réponse de l'autre quant à son handicap, vide avec lequel elle va devoir survivre. Grandir lui apparaît dans un premier temps comme très douloureux, sans espace de choix possible, où elle serait soumise à une place assignée incompréhensible, en l'occurrence celle d'une handicapée figée comme un objet derrière un ordinateur. Progressivement elle affronte son sentiment de solitude, nouvelle capacité d'être seule en notre présence, expérimentant un développement de sa puissance génitale et l'acceptation de sa féminité. Moments de tristesse et de dépression où elle réélabore son histoire. La place qu'elle peut progressivement se reconnaître tient du compromis entre des réalités induites par son handicap, place certes pour une part assignée mais aussi accordée par l'ensemble, et son aspiration à devenir une jeune femme autonome et séparée. N'étant plus seulement l'objet du désir de l'autre, lui-même reconnu dans sa fragilité, elle prend désormais le risque de penser l'avenir qui ne se résume plus à un impossible, se laissant aller à des fantaisies où elle s'imagine avec un métier, des enfants.

18Vanessa intégrera l'année suivante un BEP secrétariat dans une autre institution spécialisée. Formation professionnelle pour le moins conventionnelle dans son cas, quand bien même elle nécessite un certain nombre d'aménagements. Mais ce projet, après ce temps d'élaboration douloureux, lui apparaît alors, dans un élan de vitalité, comme une concrétisation salutaire.

L'adolescence : un temps privilégié d'appropriation subjective

19L'adolescence, cette période de découverte, qui « engage dans une expérience, celle de vivre, dans un problème celui d'exister » (Winnicott, 1962), condense et met en lumière les douloureuses questions soulevées par le handicap. En cette occurrence la question de l'élaboration du temps, ou bien plutôt celle de la temporalité et de l'historicisation est prégnante. Du fil du temps déroulé entre passé, présent et avenir, l'adolescence, de manière encore plus aiguë pour le jeune handicapé, est le moment où s'exacerbent les conflits et se nouent les articulations. Tel un miroir grossissant, ce temps unique et privilégié lui permet de se pencher sur l'édification progressive de sa psyché et dévoile une part du processus de son devenir sujet, tel qu'il s'est avec sa dissemblance déployé depuis l'origine.

20S'agissant de vitalité, l'adolescence représente pour tout un chacun un temps privilégié d'appropriation de l'être et ce a fortiori pour l'adolescent handicapé confronté aux événements traumatiques ayant façonné son histoire. Dans ce lent processus de transformation recensé sous le terme de subjectivation, au sens de Cahn (1998), l'adolescence représente un moment privilégié pour se pencher sur « les conditions nécessaires à la possibilité de se situer et de fonctionner en première personne ». L'enjeu de son devenir sujet porteur d'un handicap est alors, en cette période novatrice, de s'approprier quelque chose de son destin par le pouvoir de la psyché, et de s'autoriser par là même à penser son avenir. La perspective de Aulagnier (1975) qui fait de l'accès à la temporalité le propre du « Je », nous semble la mieux à même de nous aider dans la théorisation des avatars de la construction temporelle pour des adolescents handicapés. L'adolescence est le temps privilégié de l'histoire, temps de sortie hors de l'univers familial à condition que cette constellation ait pu reconnaître au sujet une place à part entière dans la lignée des générations, ce qui justement a été mis en péril du fait d'une transmission rompue (Ciccone, 1999). Ce travail « d'auto-historisation » (Aulagnier, 1975) passe par des énoncés que le « Je » tient à son propos, en une reconstruction historique à partir d'un fonds de mémoire fait d'éléments investis comme souvenirs. En un moment privilégié pour se constituer, le « Je » à travers ce discours sur lui-même se donne pour tâche de transformer les souvenirs du passé en une construction historique porteuse de continuité temporelle et de relation causale vis-à-vis du présent. Construire son histoire revient ainsi pour l'adolescent handicapé à inaugurer ses propres interprétations, explications quant à la différence radicale qui le constitue. En une confrontation avec d'autres regards que ceux de ses parents il tente de construire le sens d'une telle singularité ; au présent il se risque à établir des liens entre passé et futur, à l'encontre de l'empreinte de la rencontre traumatique avec le handicap. Dans ce travail d'appropriation de ce destin, une contrainte externe scande le temps de ces adolescents ; à l'occasion de choix d'orientation ils sont sommés par l'institution scolaire et médicale d'afficher leur vision de l'avenir. Alors que le handicap pèse d'un poids certain, pour eux qui ne ressemblent ni à leur père ni à leur mère, ils vont, à partir de l'élaboration de ces projets scolaires ou professionnels et de cette invite a priori à penser l'à venir, s'interroger et tenter, à partir d'un passé souvent douloureux, d'imaginer un futur généralement barré par leur infirmité.

21La demande qui nous est le plus souvent adressée revêt cette forme de sollicitation : « dites-moi ce que vous pensez de moi et ce que vous croyez que je doive devenir, aidez-moi à me penser adulte et autonome ». On perçoit d'emblée, sous-jacente à ces formulations, une ambivalence teintée d'angoisse. Alors que les projets scolaires ou professionnels font vivre les inévitables choix comme définitifs et que ces derniers nécessitent et ravivent renoncements et deuils, les adolescents handicapés nous adressent des demandes d'aide pleine d'appréhension, face à la complexité et à l'ignoré de leur avenir. Eux qui sont à l'origine d'une fracture dans la transmission, ont suscité quant à leur devenir sujet angoisse et sidération. L'incertitude, la précarité et le risque, propres d'une pensée sur l'avenir, ont été et sont encore difficilement tolérables. Ainsi le risque d'échec inhérent à tout projet devient insupportable, qui viendrait réveiller des blessures narcissiques mal cicatrisées ; ces blessures vont jusqu'à être déniées en une tentative désespérée de défense à l'encontre d'un travail de deuil impossible. Ces parents blessés se confrontent tout particulièrement à la perte de l'illusion de l'immortalité, dont tout désir d'enfant est porteur. Mais bien plus parents et enfant, en des positions respectives de mauvais parent et de mauvais enfant, expérimentent le fait d'avoir abîmé et perdu un objet d'amour, tout autant que celle d'être perdu et abîmé pour l'objet.

« Ils attendent trop de moi depuis des années, et la déception me gagne. Trop de demandes me confortent dans l'idée de l'absence de résultats probants. Gravissime choix de vouloir gagner pour moi, c'est lourd pour tous. Pas de vie individuelle mais une vie d'un seul bloc de famille, sans limite de corps. Vous êtes mon corps, ma voix, ma pensée. Je suis lié à vous comme au jour d'orage de ma naissance. J'étais plus libre in utéro, libre de mouvements dans le liquide de vie » (Melki, 2004).

22Le temps suspendu à des fins défensives durant l'enfance, parenthèse permettant de travailler activement à la réparation du handicap, n'a pas autorisé la liberté d'une pensée créatrice de possibles. L'entourage est le plus souvent quant à lui, envahi par la perception d'un décalage critique entre une aspiration légitime de l'adolescent à exercer plus tard, en tant qu'adulte autonome, une profession répondant à ses attentes, et du fait du handicap, le caractère compromis voire improbable de cette réalisation. Des demandes impossibles nous sont de la sorte adressées, comme si nous détenions seule et toute puissante le pouvoir magique de trouver la solution à tous les maux, sommée d'endiguer l'angoisse en inscrivant dans la réalité, sous forme de projet, une clôture. C'est le cas de cet enfant déficient intellectuel qui aime les oiseaux et auquel il faudrait proposer une formation en fauconnerie, ou bien encore la demande d'une maman dont le fils infirme moteur cérébral est en classe de sixième, et qui exige des garanties quant à un emploi après son BTS commerce. Ce projet/clôture, à l'opposé de sa finalité manifeste, alimenterait alors de nouveau la mise entre parenthèse du temps et de ses imprévus, pour tenter de se substituer au long et douloureux travail d'élaboration du non-sens du handicap.

« C'est un poids terrible pour moi d'être toujours l'idée de leurs projets. Pour moi je dois rester le plus dans la ligne des véritables décisions de famille. Je voudrais dire merde parfois et claquer la porte. Les projets sont leurs... Je voudrais être libéré des contraintes éducatives astreignantes et vaines pour moi. La solution n'existe pas » (Melki, 2004).

23Or comme tout adolescent, le jeune handicapé est alors sous l'emprise d'une dialectique entre ce qui ne doit pas changer et assurer la continuité de son être et ce qui doit changer. Double perspective diachronique et synchronique caractérisant le processus de subjectivation. En ce moment de remaniements et de conclusions provisoires, l'enjeu est de forger des pensées créatrices à partir d'une pensée propre. L'adolescent se confronte ainsi au paradoxe qui le constitue, aspirant à la construction d'un avenir support de désirs et de progressions l'appelant à changer, tout en s'attachant à un trésor inestimable, le déjà connu et éprouvé, l'incitant à ne surtout rien modifier de ses représentations et de ses actions. Ceci, vrai pour tous les adolescents, dans cette crise tant interne qu'intrasystémique familiale, va dans le cas de familles touchées par le handicap prendre une autre ampleur. En effet le processus d'appropriation subjective de l'adolescent, qui se définit par un lent et incertain travail d'inscription dans la lignée humaine et générationnelle se heurte dès lors à la rupture brutale provoquée par son handicap. Aidé ou non par sa famille l'adolescent handicapé a de ce fait pour tâche de reconstituer le fil de ce temps morcelé, voire suspendu de son histoire, se confrontant à un travail qui vient contrarier l'équilibre antérieur.

Construire ou reconstruire le temps

24Il était une fois, des histoires de rencontres, où un adolescent et sa famille inscrits dans la société, se voient soumis par cette dernière à la question du après. Question institutionnellement instaurée mais qui court depuis toujours, depuis l'origine du désir de cet enfant, qui court de génération en génération, en une transmission psychique dont le sujet lui-même intériorise le processus, élaborant théories et fantasmes. Pour autant formellement, l'institution scolaire, mais aussi médicale lorsque handicap et maladie s'en mêlent, posent des bornes au temps. Le socius par le biais de l'école, en des confrontations avec un temps chronologique orienté très fortement, somme chacun d'énoncer des projets, s'appuyant sur des échéances comme les choix d'orientation institutionnalisés, ses limites d'âge et ses contraintes. Une relance du temps soutenue de manière bienveillante par un psychologue attaché au cheminement propre du sujet peut s'inaugurer à cette occasion. Ce rapport très fort à la norme et au temps juste, décrété par cette contrainte externe et sociétale, en une standardisation du temps qui conditionne la tâche, peut être une véritable opportunité, si elle se double de la part de celui qui accompagne cet adolescent handicapé d'une reconnaissance et d'une adéquation à son rythme propre.

25Ainsi dans cet espace de rencontre le mot d'orientation oscille entre parcours obligés prenant la forme d'un destin marqué du joug du déficit, ou au contraire trajectoires se jouant malgré tout des contraintes. Quel rapport à l'idéal et quelle part de liberté s'offre à celui qui peut se construire comme sujet avec un handicap, ou se voit à l'inverse irrémédiablement soumis à la répétition en un retour à l'inexorable ? Pour cet adolescent et sa famille temps et espace s'articulent en des liens intangibles, qui font qu'un passé se construit au présent pour anticiper quelque chose d'un possible futur, construction pas à pas avec l'aide d'un autre. L'adolescent pour s'inscrire dans la chaîne des hommes, en un moment d'écriture de son histoire, doit revisiter un passé douloureux marqué du sceau funeste de son infirmité. Il doit s'emparer des traces de ce passé pour conforter cette histoire qu'il a désormais la charge d'énoncer en son nom, comme véritable écrivain et non pas vain copiste.

26Ce premier ancrage dans un temps linéaire chronologique, avec un point d'origine et un point d'horizon signant le fonctionnement du préconscient, est par ailleurs sous-tendu par une « polychronie » temporelle (Roussillon, 1991), faite de « l'achronie de l'inconscient », mais aussi de l'après-coup, structure de la temporalité qui spécifie par excellence l'adolescence. Cette dernière structure de la temporalité transforme et remanie au présent, un passé toujours vivant, illustrant la conflictualité du fonctionnement psychique, alors que le pulsionnel actualise et révèle ce qui était de nature inconsciente. Du fait de la puberté le temps de l'enfance doit être revisité, relecture de l'infantile et réécriture dans l'après-coup qui permettent l'élaboration d'un temps s'apparentant à « une seconde naissance » (Cahn, 1998).

27Les différentes formes du temps, « polychronie » conflictuelle, exigent un travail psychique se complexifiant ; ainsi l'adolescent doit intégrer des formes où l'irréversibilité prend corps : être femme ou homme, et dans le cas qui nous occupe, être handicapé. Il se confronte à un travail du temps initié par l'activité instinctuelle qui vient contredire la stase inaugurée par le handicap, alors que cette dernière fut souvent précieusement maintenue à des fins défensives. Cette nécessité pour l'adolescent handicapé de se faire historien du passé s'aménage en une remémoration et une constitution de souvenirs à l'adresse de l'autre. À partir de ce travail d'appropriation et de recherche de sens quant à cette différence radicale avec laquelle il doit vivre malgré tout, il initie de manière créative une ouverture sur l'avenir. L'adolescent handicapé dans ce cas a besoin de nouveau d'avoir recours à l'objet secourable, brefs moments, d'« heureuses rencontres » (Duparc, 1997), support d'une reprise élaborative de questions restées en suspens qui orientent le temps. L'offre d'une écoute dans le hic et nunc de la relation est donc une invite à « un travail du présent » pour se dégager d'une emprise de « l'actuel » (Denis, 2001). Denis développe cette distinction s'intéressant à la façon dont l'esprit traite de l'écoulement du temps ; alors qu'un travail du présent permet de s'inscrire dans une durée en rapport avec ce qui précède et ce qui suit, l'actuel à l'inverse apparaît comme un instant isolé sans passé intelligible. Dans ce dernier cas rencontré fréquemment, à l'orée de l'adolescence dans les familles d'enfants handicapés, demeurer dans un présent permanent, en un actuel sans cesse renouvelé, permettrait la suspension du cours des affects et des liens à l'objet. Autre forme d'intemporalité que celle de l'inconscient que l'on peut qualifier d'intemporalité en emprise, cette suspension évitant une nouvelle confrontation traumatique et effractive a la particularité d'inscrire les sujets « dans l'actualité, dans un présent sans profondeur, sans durée » (Denis, 2001).

28Ce présent sans consistance psychique est celui qui s'alimente facilement de la laborieuse et quotidienne gestion du handicap. En effet le handicap exige un investissement considérable de la réalité externe, obligeant les parents au fil des aléas de la vie à organiser et réorganiser sans cesse des soins, des déplacements, des lieux d'accueils, etc. Mais face à cette obligation inhérente à la clinique du handicap, lorsque des familles relatent les démarches complexes auxquelles elles ont été confrontées, il est nécessaire de se garder de la fascination et de nous attacher, outre le bruit assourdissant de cet agir au quotidien, à sa valeur économique et dynamique pour le fonctionnement psychique. Des recherches incessantes afin de viser à la meilleure prise en charge médicale ou éducative peuvent en effet avoir pour fonction de permettre la fuite dans un agir effréné, pour surseoir à la perception de l'écoulement du temps en maintenant une sorte d'actualité extratemporelle. Cette forme d'emprise dans le présent contient les affects et tentent d'ignorer les contradictions intrapsychiques prégnantes à l'adolescence.

29Les tableaux sont évidemment multiformes en fonction des moments de vie et des aménagements défensifs privilégiés par telle ou telle constellation familiale ne « choisissant » pas toute cette « belle actualité » (Denis, 1995). L'adolescent dans sa capacité à construire ou reconstruire ce sentiment du temps témoignera alors de son fonctionnement psychique propre, et de sa façon d'investir le tissu de ses représentations.

Un sentiment de continuité menacé

30La demande formulée explicitement par les jeunes handicapés et leurs familles tente de les inscrire en premier lieu dans une temporalité qui tiendrait compte du principe de réalité. Gageure au moment de l'adolescence, en particulier dans le cas du handicap, où le passé, le présent, et le futur psychiques sont des catégories où le poids des fantasmes et de la répétition peuvent bien souvent l'emporter sur la réalité.

31Pour cet adolescent handicapé le « travail du présent » qui est le travail du temps dans la relation va, outre la construction d'une histoire jalonnée d'événements douloureux dus à son handicap, se cristalliser, apparemment de manière contradictoire, à partir de rêveries et de revendications à différer la moindre inscription dans la réalité. Cette réalité est d'autant plus difficile à appréhender qu'elle est lestée de sa « différence ». Alors qu'il tente à partir d'une pensée propre de forger des pensées créatrices, l'adolescent s'attache à mettre en scène ce paradoxe de la construction d'un avenir support de désirs et d'anticipations l'incitant à modifier ses représentations, et un attachement profond au déjà connu et éprouvé où rien ne doit être modifié ni en pensées ni en actes. Aidé ou non par sa famille, l'adolescent a ainsi pour tâche de reconstituer le fil du temps morcelé de son histoire et de relier pour lui-même son temps interne au temps des autres.

32Mais l'appropriation de ce temps partagé, se déclinant du fait du handicap avec un surcroît de travail, entraîne parfois le « Moi » dans la tentation d'y surseoir, aboutissant par là même à des formes originales. Entre « Moi plaisir » et « Moi réalité », la cohabitation entre la recherche de plaisir et l'adaptation aux réalités externes ne va pas sans conflit. Ces derniers se résolvent dans le meilleur des cas en repoussant dans le temps le gain de plaisir, mais peuvent aussi générer des clivages comme seule issue possible, là où la course du temps est exclue. Ces clivages offrent la possibilité d'une dissociation d'avec la réalité en une déchirure propre au « Moi », qui permet de survivre lorsque les représentations sont trop douloureuses. La soumission à des projets évoqués de manière presque incantatoire aura alors pour fonction de clore l'insondable et l'imprévisible de l'à venir, cette obéissance à penser le futur étant d'autant plus grande que l'angoisse déferle, d'autant plus paradoxale que le cours du temps reste suspendu par l'origine traumatique.

33C'est le cas de Pierre qui à la suite d'une chute à l'âge de six mois est victime d'un traumatisme crânien. Cet accident a pour conséquence des troubles moteurs comme des difficultés d'équilibre, une station debout fatigante, des problèmes de coordination, ainsi que des séquelles d'ordre intellectuel avec des difficultés de concentration et d'apprentissage. D'emblée nos rencontres se situeront au cœur de cette question d'un destin inaugural dont les auspices se sont brutalement et irrémédiablement transformés et à jamais figés. Cet autre qu'il aurait pu être et qu'il ne sera jamais le hante et l'acuité de la douleur l'envahit en ces moments d'élaboration quant à un possible futur.

34Tout son entourage, angoissé quant à son inscription possible dans la société, s'emploie à lui faire renoncer à des ambitions jugées démesurées en regard de son état. Elles sont pourtant pour lui essentielles, comme la quintessence de lui-même, correspondant à une brève réalité de son existence qu'il ne peut gommer. Cet îlot idéalisé de son être, part de lui-même non handicapée et bien le plus précieux, atteste par là même le cours de son histoire, mais risque tout autant de le figer en ce temps mythique indépassable. Comme un patchwork le représentant, il s'emploie à cultiver des intérêts et des compétences qui détonnent par rapport aux adolescents de son âge, alors que l'habite la volonté de contrecarrer l'image dévaluée qu'il offre de lui-même. Ses investissements intellectuels sont tout sauf anodins, qui le font se plonger dans l'étude du droit et de la psychanalyse dans une tentative passionnelle de s'approprier son histoire et d'en comprendre la trame. Il tente de se convaincre d'arrêter de revenir sans cesse sur cet événement funeste qui a fait ce qu'il est aujourd'hui, « je sais bien que je ne devrais plus parler de cet accident et que je suis comme ça maintenant ». Mais alors qu'il essaye d'en admettre le caractère aléatoire, il bute sans cesse sur l'insupportable et l'incompréhensible de cette donnée. C'est en ayant un espace de parole propre, c'est-à-dire un lieu d'adresse de ses questions sans réponse, qu'il ose formuler pour lui-même et pour nous cet idéal qu'il perd et s'approprie à la fois, d'une personne « comme » valide ; temps de son histoire lui appartenant en propre, auquel il doit pourtant accepter de donner le statut d'objet à jamais perdu. Pierre va tenter résolument de s'attacher à réélaborer le conflit identifiant-identifié ressenti comme l'immobilisation de son être, c'est-à-dire réduire l'antagonisme entre la part de lui-même qu'il conçoit comme valide, et ses défaillances reconnues par l'autre. À la faveur du bouleversement adolescent il tente de se défendre de manière maladroite contre cette image dévaluée, renforçant d'autant plus dans son entourage et sous couvert des échéances institutionnelles le recours à un déterminisme déficitaire (ses intérêts évoqués plus haut sont ignorés ou dévalorisés).

35Face au destin et à la volonté supposée des autres de l'assigner à cette place, Pierre entreprend de se confronter à la manière dont il va, en tant que sujet, métaboliser ce déterminisme, c'est-à-dire ce que recouvre pour lui l'idée même de destin et la marge étroite dont son « Je » pourrait s'emparer afin d'espérer de l'avenir. Pour autant lui-même est prisonnier de ce temps mythique de l'origine, où il n'était pas handicapé, ne pouvant renoncer aux idéaux qui y sont attachés. Il continue par exemple à rêver d'études longues et générales, peinant à reconnaître ses difficultés d'apprentissage. L'année suivante il intégrera pourtant un baccalauréat professionnel tertiaire, acceptant ce compromis en s'attachant plus particulièrement à cette qualification.

36Ainsi des clivages (permettant à l'adolescent de se considérer comme à la fois valide et handicapé) peuvent en une dissociation vitale et à partir de projets nourris d'illusions bienfaitrices être le précédent obligé d'un travail d'élaboration au long cours. En après-coup des expériences antérieures acquièrent dans le meilleur des cas de nouvelles significations réintroduisant l'épreuve de la marche du temps ; mais de tels mouvements si ils ne sont pas dialectisés entre permanence et changement aboutissent à d'étranges fixations.

37Nous rencontrons Ludovic et sa mère alors qu'il est âgé de dix-huit ans, mère et fils nous sollicitant à propos du projet professionnel du jeune homme qui rêve de travailler dans le secteur commercial. Son apparence physique est celle d'un enfant de deux ans, son infirmité empêchant de surcroît le moindre mouvement, obligeant sa mère à le redresser dans son fauteuil d'où il glisse sans pouvoir se maintenir assis. Il existe une impossibilité manifeste dans la réalisation de ce projet en décalage avéré entre les exigences professionnelles et son infirmité. Mais ce type d'écart peut souvent pour les adolescents handicapés constituer un appel à réélaborer l'articulation entre réalité interne et externe, et c'est avec un tel a priori que nous entendrons ces premiers énoncés si manifestement éloignés de la prise en compte de la lourdeur du handicap de Ludovic. Les gestes, indispensables pour Ludovic, sont effectués avec le même regard et la même attention que si madame L. prenait soin d'un nourrisson. Ils sont tous deux dans un fonctionnement clivé remarquablement efficace, lorsqu'ils tentent de penser la vie future de Ludovic. Ainsi ils font comme si le handicap n'existait pas et que tout soit encore possible, évoquant ses projets d'avenir professionnel en méconnaissant tous deux de façon active les difficultés auxquelles il risque de se heurter. L'image est saisissante de cette relation fusionnelle d'un couple mère-enfant, voire mère-bébé qui, à partir du corps de besoins du jeune homme, a créé des lieux psychiques où le temps s'est comme à jamais arrêté.

38Nos points de repère sont particulièrement mis à mal et nous n'arrivons plus à penser face à ces incohérences, alors que nous supposons par ailleurs que Ludovic a les préoccupations sexuelles légitimes de son âge. Les interactions verbales et émotionnelles entre mère et fils oscillent des relations d'une mère avec son fils de dix ans, à celles entretenues avec un jeune adulte, pour retrouver de nouveau la tonalité d'un rapport entre une mère et son bébé. Leur dyade nous met en place de spectatrice impuissante où nous ne manquons pas de nous sentir totalement exclue et démunie. Leur détresse est à la fois palpable et inaccessible dans une relation où notre fonction tierce ne peut être reconnue. La réalité impossible à laquelle ils sont confrontés leur fait adopter ce fonctionnement mosaïque qui les coupe d'un monde dans lequel ils doivent cependant s'inscrire, faisant coexister côte à côte des attitudes psychiques inconciliables, et pourtant indispensables à la survie de leur « couple ».

39Cette rencontre est sous le signe de l'immobilisme, les éléments de réalité ne sont pas intégrés de telle sorte qu'ils puissent prendre en compte l'évolution de Ludovic et son devenir de sujet séparé. Son projet n'est porté que par la toute puissance de leurs désirs, tentant désespérément de différer l'épreuve du temps. Nous ne les reverrons pas comme si notre fonction n'avait été ponctuellement que d'être une spectatrice impuissante. Nous devions tacitement acquiescer à leurs aménagements, n'étant pas reconnue comme une interlocutrice, en dépit et peut-être même surtout du fait de nos tentatives d'exister comme élément externe rappelant à l'ordre de la marche du temps. Nous figurerons ainsi celle qui ne peut être autorisée à introduire d'autres éléments que ceux choisis par les deux partenaires, cette mise en scène renforçant par là même leur forteresse défensive. Sans doute leur sommes-nous apparus comme trop menaçante dans notre volonté de penser et de considérer Ludovic comme un interlocuteur à part entière, jeune homme sexué et séparé de sa mère, malgré sa grande dépendance physique. Sans doute trop envahie nous-mêmes par cette relation qui menaçait de sidérer notre pensée, nous sommes-nous trop vite érigées, en une même visée défensive, dans cette position tierce, sans pouvoir leur offrir un espace d'entre-deux, espace transitionnel (Winnicott, 1962) où les stases du temps ne figeraient plus les métamorphoses à venir. Les modalités de survie de Ludovic et de sa mère consistaient pour une part importante à maintenir leurs désirs dans une inaltérable position, hors des outrages du temps et de la réalité. La prise en compte d'expériences aurait donné dans leur rapport au monde valeur d'une déchirure, mettant en péril leur sentiment de continuité qui exigeait a contrario la négation du passage du temps. Nous n'avons jamais eu de nouvelles de Ludovic, il s'est inscrit en nous comme l'illustration par excellence d'une confrontation à laquelle se mesurent immanquablement les professionnels : l'impuissance.

Projet identificatoire et distance temporelle

40Aulagnier (1975) a développé la notion de « projet identificatoire » pour rendre compte, à travers le temps, du travail des introjections, visant à inclure dans la sphère psychique la plus grande part possible du monde extérieur. À l'immédiateté succède une distance temporelle inscrite sous forme de projet se constituant progressivement. Fait d'un travail « d'auto construction du Je par le Je », il fonde la capacité à aborder les questions « qui suis-je ? », « que vais-je devenir ? ». Dans la construction progressive de sa temporalité, le « Je » doit donc investir un espace-temps caractérisé par la précarité et la possibilité de faire défaut, interdisant la seule duplication ou réactualisation du passé en un « à venir ». Par le biais de ce « projet identificatoire », ce temps futur est inévitablement porté par les illusions et les idéaux des parents. L'adolescent handicapé acceptant de s'interroger sur qui il veut devenir est donc renvoyé aux projets et aux fantasmes érigés par ses géniteurs qu'il a, en héritier direct de leur narcissisme, vocation de réaliser. La place de cet adolescent et de son handicap dans la psyché familiale peut alors se fonder en une représentation ouverte du parcours, ou au contraire, sans que l'adolescent ait le loisir de modifier cette inscription première, l'assujettir inexorablement au vide d'un futur n'ayant pu être anticipé par des parents toujours sidérés par le handicap.

41C'est en effet à la famille qu'est dévolue la fonction de régler l'homéostasie de l'ici et maintenant, mais aussi celle de l'inscription dans une lignée, l'obligeant à combiner perspective à court et long terme. C'est elle qui porte l'anticipation, en une alternance entre une attente du prévisible et une éventualité de l'imprévisible. Mais cette fonction de combiner l'ouverture à l'imprévisible tout en garantissant des points de fixation fait souvent défaut aux familles lorsque le handicap avec son irréductibilité et son caractère d'a-sensé les confronte plus que tout à l'impuissance. Le passé en son temps fut porteur d'une catastrophe rendant à présent insupportable l'ordre de l'imprévisible.

42Ainsi pour l'adolescent handicapé, construire le temps, afin de ne pas s'engluer dans les rets mortifères de la répétition, serait-il, outre la construction d'un temps linéaire et des liens passé/présent/avenir, de relancer un mouvement de vie plus général, qui oscille entre mémoire et création et dont le dynamisme dépend des défenses mises en place et du rapport à l'idéal. De cette réalité irréparable il a bien fallu en penser quelque chose au gré du temps, et de la maturation affective. Le handicap n'est pas intégré une fois pour toutes mais travaillé au sein des conflits névrotiques et de la conflictualité propre à l'infirmité ; ainsi au cours de leur développement les enfants handicapés échafaudent des interprétations s'appuyant sur « les mêmes processus et le même destin que les théories sexuelles infantiles » (Korff-Sausse, 1998). Faites de théories irrationnelles et personnelles elles tentent d'expliquer de manière changeante, en un reflet des fantasmes inconscients, l'existence de leur différence. Se faire historien du passé revient alors pour l'adolescent à donner du sens à ce qui est de l'ordre de l'impensable. Face à une identité où cohabitent l'idée du semblable et du dissemblable, des pensées sont à la recherche d'un penseur.

43Mais dès l'origine de son histoire l'expérience traumatique a eu entre autre pour conséquence de transmettre à l'enfant des images inconscientes abîmées difficilement réparables. Dans son monde interne l'enfant fut dès lors amené à penser qu'il devait ne prétendre à rien qui éloignerait ses parents des idéalisations dont il était l'objet, ces dernières servant à se protéger d'affects dépressifs ou hostiles. De la sorte, afin de ne pas être abandonné, il a induit dans son espace psychique une complaisance nécessaire à l'environnement, engendrant une satisfaction narcissique d'être un enfant répondant le plus possible aux besoins de l'autre. Une des expressions les plus fréquentes de ces demandes parentales à l'égard de l'enfant handicapé se constitue d'attentes quant à la réussite scolaire. Parfois exorbitantes en regard des difficultés de ce dernier, elles ont pour fonction de gommer la blessure. Ces idéalisations se renforcent paradoxalement lorsque l'adolescent ne parvient pas aux résultats attendus, alors qu'il est confronté à l'image d'un objet totalement dévalué qui ne peut être source que de déceptions.

44L'amorce d'un véritable processus de séparation, authentique expression d'un travail du temps, dépendra alors des aménagements possibles ou impossibles en regard de ces idéalisations. Dans le discours des adolescents cette question de la séparation se joue ainsi subtilement sur la question d'être aimé et accepté pour ce qu'ils sont. Leurs parents leur adressent-ils, en un temps à jamais suspendu, des demandes chimériques les plongeant dans l'angoisse de ne pouvoir réparer ce préjudice et les contraignant à rester en une position infantile dans la sphère familiale ? Ou à l'inverse, cette dernière supporte-t-elle de redéfinir l'équilibre entre le besoin d'illusion et la traversée de la désillusion, acceptant par là même une confrontation et une reconnaissance de la marche du temps ?

Conclusion : l'énigme du handicap

45Penser des projets d'avenir à l'instigation d'un tiers, en l'occurrence symbolisé par l'institution scolaire, alors que cette invite est soutenue par de véritables rencontres, revient pour l'adolescent handicapé à inaugurer, à l'aune de la construction du temps, ses propres interprétations quant à sa singularité. Nourrissant le sentiment de continuité de son être sujet porteur d'un handicap, il en construit le sens dans une relation causale qui donne corps à un passé ayant le pouvoir d'expliquer le présent et de prédire l'avenir. Cette dimension historique ne se constituant que très progressivement, l'adolescence en marque l'appréhension spécifique, en cette occurrence qui entérine par ailleurs une position de maillon dans la chaîne des générations.

46L'adolescent handicapé reconstitue ainsi la trame du passé à l'adresse d'un autre et de lui-même, où sa biographie émaillée d'une confrontation récurrente à une réalité externe à valeur potentiellement traumatique, dessine une ligne du temps fractionnée. L'évocation de cette réalité lui fait revivre des moments marquants de son histoire, acceptation ou rejet de la part des autres enfants, espoirs ou déceptions lorsqu'il se mesure à la norme ; ce sont encore des souvenirs d'interventions chirurgicales, ceux attachés aux progrès ou au contraire aux pertes, à la douleur ou à l'espoir soulevés par telle ou telle rencontre porteuse de prédictions. Cette remémoration souvent laborieuse passe par l'évocation de moments nébuleux, alors que les événements se superposent, se confondent, permutent, en une confusion temporelle et spatiale traduisant une tentative d'effacement.

47La tâche qui lui incombe, avec l'aide de l'autre, est de transformer ces souvenirs plus ou moins flous en une construction historique. Ainsi dans une visée remaniée en permanence, l'adolescent accède à l'appropriation d'une véritable temporalité. Au-delà d'une donnée externe, il devient apte, au présent, à penser le temps en unissant le passé sous forme de mémoire et le futur sous forme de projet identificatoire. Savoir passé et espoir futur se conjuguent alors entre permanence et changement pour conforter une représentation de son « Je » par lui-même. Cette possibilité d'accès à un véritable futur passe par la traversée de l'épreuve de la castration ou celle du renoncement qui l'oblige à abandonner l'idée d'être un jour valide et cristallise la véritable dimension du projet identificatoire.

48Le cadre soutenant offert à l'adolescent dans ce travail de remaniement psychique essentiel doit donc à la fois s'adapter à son tempo personnel, fait de pauses et de retours en arrière, mais aussi s'inscrire dans un temps normé et orienté, figurant l'inscription dans le groupe social. La césure du handicap marque son tempo interne et l'ajustement à ce dernier a une valeur d'étayage nécessaire au travail d'appropriation de sa singularité. Mais par ailleurs l'inscription dans un temps normé représente le support externe indispensable à l'adéquation au groupe organisant la temporalité. Il s'agit donc de faire à partir d'un certain nombre d'entretiens une expérience de rencontre, où est offerte à l'adolescent une écoute qui met en question l'énigme de l'être sujet handicapé, écoute qui donne forme à cette énigme en l'interrogeant. Pour soutenir ces adolescents il s'agit de s'appuyer sur un lien intersubjectif et son potentiel de représentation psychique, à partir du postulat qu'un sujet humain se connaît et se construit dans la confrontation avec d'autres. Valeur intersubjective avant de devenir potentiel intrasubjectif. Car outre l'appropriation du passé, du présent et de l'avenir, la nécessité pour le « Moi » de l'adolescent handicapé est de se forger en une dimension supplémentaire, un sentiment d'existence et de persistance de son identité de sujet porteur d'un handicap. Ce travail est l'objet même de la subjectivation, celle d'un sujet en devenir engagé dans la réalité. Proposer un cadre contenant pour l'élaboration de projets ouverts à la variabilité et à l'imprévisible, c'est offrir à l'adolescent handicapé la possibilité de reconnaître l'existence d'une dimension temporelle intime, l'amenant à relier une part du sens accordé à son handicap à quelque chose de sa place dans l'ensemble.

49La teneur de cet article a pu sembler s'éloigner de la dimension concrète mise en œuvre lors de projets d'orientation avec des adolescents porteurs d'un handicap, mais l'élaboration du temps par ces derniers, choisi comme support à nos développements sur la spécificité offerte par le travail d'orientation, n'en constitue qu'une des dimensions. En effet il en est d'autres tout aussi originales et spécifiques que nous avons choisis de taire car faisant à notre avis l'objet d'une réflexion à part entière. En particulier la question de l'articulation entre réalité interne et externe, objet même de l'inscription d'un projet dans le concret, peut s'avérer pour le moins complexe. Elle nécessite pour chacun d'interroger son rapport à sa construction du réel et à ses limites, contrebalancés par des capacités créatrices, plus ou moins mises à l'épreuve. À l'encontre d'un trop de réalité du fait du handicap qui menacerait d'envahir espace interne et externe c'est le rapport entre les deux espaces et leur perméabilité qui s'avère essentielle. Là encore l'aide du psychologue de l'orientation, averti d'une telle complexité et ayant lui-même expérimenté cette articulation, peut se révéler précieuse.

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Bibliography

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References

Electronic reference

Catherine Bon, Les projets d'orientation d'adolescents handicapés : l'opportunité d'une nouvelle appropriation du tempsL'orientation scolaire et professionnelle [Online], 42/3 | 2013, Online since 07 September 2016, connection on 29 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/osp/4172; DOI: https://doi.org/10.4000/osp.4172

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About the author

Catherine Bon

est Docteur en psychopathologie et psychanalyse, Université Paris 7. Elle est également Conseillère d'orientation psychologue : Réseau Handicap et Orientation, Académie de Paris. Thème de recherche : l'après-coup pubertaire pour les adolescents handicapés, entre changements et immuabilité. Contact : Réseau Handicap et Orientation, CIO 13e académie de Paris. Courriel : catherine.bon@ac-paris.fr.

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